JEANNE VICERIAL, La Marge au Centre
Artisane textile, sculptrice de silhouettes, créatrice hors-normes, Jeanne Vicerial outrepasse les codes et formes du monde de l’art en présentant des figures nouvelles, et sans crier garde : la marge au centre.
Entre son soloshow chez Templon et sa présence à Lafayette Anticipations, ce mois de février s’est placé sous le signe de Jeanne Vicerial et de ses silhouettes de fils noirs. À la suite d’un moment partagé avec l’artiste début février, c’est toute une réflexion qui se présente à vous.
Comment caractériser ces mannequins de l’ombre tantôt debout tantôt gisants? La question est d’autant plus légitime que Jeanne Vicerial est avant tout créatrice de mode de formation. Sommes-nous face à des vêtements que porteraient des modèles ou face à des sculptures autonomes? La nuance est fine mais sans appel comme nous le confirme l’artiste pour qui la seule limite est la « possibilité pour les sculptures d’être investies par un corps. […] Il y a encore un an, poursuit-elle, je réalisais des sculptures vestimentaires qui étaient pour certaines portables : aujourd’hui chez Templon, j’ai réalisé des sculptures. ». Le corps se révèle à la fois déterminant et constitutif du travail de l’artiste.
« Ce mot de corps est fort équivoque. » nous dit Descartes pour qui le terme renvoie autant à la matière qu’à l’écrin de l’âme.
Si on poursuit ce raisonnement, le corps est un réceptacle vide qu’on viendrait/souhaiterait habiller de sens, il est autant symbole qu’outil.
Avec l’exposition Armors réalisée pour la galerie Templon, Jeanne Vicerial a « voulu équiper le corps des femmes d’une armure ». La volonté première, nous rapport-elle, était de « protéger ces antiques Vénus aux drapés mouillés », représentées vulnérables, qu’elle a pu observer lors de sa résidence à la Villa Médicis en 2019. Rome ne manque pas d’exemples de sculptures d’hommes héroïques aux muscles saillants, alors pourquoi ne pas redistribuer les cartes et armer tous les corps? « La question du rapport au corps de la femme, nous dit l’artiste, est une chose que j’ai vécu dans ma construction personnelle » nous rappelant ainsi la part d’universel qu’elle place dans ses créations. Le corps de ces Vénus mis à nu est à la fois celui de l’artiste mais plus largement celui de toutes les femmes.
Avec Armors, l’artiste insiste ainsi sur « la représentation du corps féminin mais surtout des états du corps féminin peu représentés dans l’Histoire de l’Art comme la grossesse, l’accouchement, l’avortement… ». Il s’agit autant de protéger que visibiliser ces corps.
L’artiste nous rappelle également que « la présence humaine du corps est intrinsèque à la technique du tricot-tissage ». Le procédé technique de Jeanne Vicerial est assez unique, il fait suite à un partenariat avec les MINES ParisTech. Il s’agit d’un outil robotique qui place le travail de l’artiste au rang d’artisanat numérique.
Pour en revenir au corps, le processus artistique de Jeanne Vicerial s’est créé sur les bases du sur-mesure et prêt à porter impliquant évidemment un goût prononcé pour l’anthropomorphisme. Elle réalise ainsi des silhouettes comme négatif du corps humain qui seraient en quête de leur positif, leur âme sœur. Dans le travail de l’artiste, la place accordée à la recherche de l’autre ne peut que résulter par des œuvres qui ne se révèleraient qu’à moitié.
Pour Sartre, la présence de l’autre précipite une nouvelle dimension du soi. De la même manière, la présence du visiteur (l’autre) active pleinement le potentiel artistique et poétique de ces silhouettes-armures puisque pour l’artiste « les véritables corps sont ceux des visiteurs ». L’autre est aussi le danseur, le performeur qui active les pièces. Jeanne Vicerial rappelle que ses créations ne sont que des « traces de corps » qui se font l’écho du visiteur ou du porteur. Par cette résonance, l’artiste a créé des corps universels outrepassant le genre, associant à la fois masculin et féminin dans une perpétuelle « mutation ». Il est donc question de silhouettes qui se refusent à la classification de genre au profit de la visibilisation d’images universelles.
Il ne parait pas trop ambitieux de dire que nous avons tous un corps à qui ces armures susurrent des mots hypnotiques, cherchant le corps-hôte idéal à endosser, comme on enfile un gant sur une main. Ces armures sont destinées à l’autre mais surtout à l’Autre, le deuxième sexe.
Crédits:
Photo couverture (Home) : Joseph Schiano di Lombo
Photos : Adrien Millot
Texte: Raphaël Levy
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