MONA OREN, Poésie de cire

MONA OREN, Poésie de cire

Sculptrice, cirière, performeuse, peintre, les mots manquent pour décrire la pratique de cette artiste, lauréate du Prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main en 2018 et récente résidente de la Villa Kujoyama.

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“Mignonne, allons voir si la rose…”, cette rose de Ronsard nous rappelle à tous notre mortalité, un memento mori qui nous rappelle que le temps passe. La fleur est également l’éphémère qui nous incite à cueillir le jour, et cela, Mona Oren l’a compris et médité. On sait par les découvertes archéologiques que la cire survit et persiste dans le temps. C’est sa grande résilience qui a guidé Mona vers le travail de la cire lors de ses études aux Beaux-Arts de Paris au début des années 2000.

Photo © Ivana Kalvacheva

D’une fleur à l’autre, Mona Oren, d’un geste presque démiurgique, offre la vie éternelle.

Qu’il s’agisse d’iris, de tulipes ou de pensées, elles se comptent par milliers. Transformée, exacerbée, atténuée, la véracité du modèle intéresse peu l’artiste pour qui l’inspiration des formes et des couleurs lui est spontanée. De sa cire, Mona sculpte et donne vie à un champ de fleurs éternelles dont l’apparente fragilité et éphémérité contrastent avec leur véritable durabilité et résistance.

Photo © Ivana Kalvacheva

De son idole de toujours, Georgia O’Keeffe, Mona Oren médite sur la corporalité et la sensualité florale que la cire permet parfaitement de rendre, grâce à sa capacité à conserver l’empreinte dans une transparence et une délicatesse, mais aussi sa proximité avec la peau.

“J’ai trouvé dans les fleurs une possibilité de transfiguration entre la fleur et l’humain”.

Anthropomorphes, ces fleurs nous représentent, chacune avec ses couleurs, ses défauts, ses cicatrices… Ces natures mortes anthropomorphiques se veulent “surprenantes” pour l’artiste qui souhaite “créer des natures mortes qui étonnent”.

Photo © Ivana Kalvacheva

Pour Mona Oren, il s’agit d’une longue réflexion autour de la nature et notamment des fleurs qui “sont là depuis toujours” et cohabitent avec tout un écosystème. L’environnement et la nature sont un pan important du travail de l’artiste qui a également réalisé plusieurs performances in situ entre 2002 et 2021.

Appelée Dead Sea Project, cette série de performances menées par Mona Oren autour de la Mer Morte en Israël allie son travail de la cire et son désir de nature. Dans Dead Sea (2002), l’artiste fait flotter dans la mer des fleurs de cire qui insufflent la vie dans cet environnement hostile mais non dénué de vie, ce que cherche à redire ces fleurs qui “flottent dans un mouvement perpétuel”.

Pour Cocoons I & II (2019), Mona a construit des structures métalliques recouvertes de cire qu’elle a plongées pendant deux semaines dans la Mer Morte. Il en résulte des cocons cristallisés de sel, entre processus naturel et main de l’artiste, un travail à quatre mains qui rappelle la beauté du monde.

De Ronsard au post-land art en passant par Georgia O’Keeffe, Mona Oren questionne la cire, le corps, la nature et elle-même. Ses productions protéiformes rejoignent toutes un lieu commun, celui du rapport à soi et au monde.

Crédits:
Photo couverture (Home) : Ivana Kalvacheva
Texte : Raphaël Levy

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FATIMAH HOSSAINI, Beauté en exil

FATIMAH HOSSAINI, Beauté en exil

Comment vas-tu Fatimah ?

J’ai le mal du pays…

Artiste, activiste féministe, réfugiée de guerre, Fatimah Hossaini est née à Téhéran en 1993 issue d’une famille de la minorité afghane. D’une certaine manière, elle a toujours porté en elle les éléments constitutif de sa pratique artistique. Entre Iran et Afghanistan, Fatimah a étudié, enseigné et pratiqué la photographie dans une quête de vérité, celle des femmes et donc la sienne. Apatride de naissance et de culture, Fatimah cherche à renouer avec ses identités et plus encore depuis la chute de Kaboul en 2021 qui l’a contrainte à fuir le pays.

Pearl In The Oyster #10 © Fatimah Hossaini

Pour commencer, pourrais-tu nous parler de toi et de tes débuts photographiques ? 

Pour me connaître, il faut comprendre où tout a commencé. 

Mes grands-parents ont été forcé de quitter l’Afghanistan pour l’Iran en 1918, pendant la guerre soviétique. Même si les nouvelles générations sont nées en Iran, je ne peux pas être iranienne, c’est lié au sang.

Pear In The Oyster #5 © Fatimah Hossaini

À 14 ans, mon premier rapport à l’art fut celui à la peinture dont je suivais des cours. Bien que pour moi l’art était sérieux, je ne pensais pas que cela pouvait changer ma vie. Cependant, lorsque j’ai commencé les mathématiques à l’école, mes parents voulaient que je devienne ingénieure. J’ai donc commencé des études d’ingénieure pendant quatre ans : les pires années de ma vie. Lors de la dernière année, j’ai commencé à prendre des cours de photographie. Ce support me permettait d’être plus rapide qu’avec la peinture pour ainsi mieux saisir le résultat que je voulais. Après ces cours et tant de luttes, notamment avec ma famille, j’ai obtenu une bourse à l’université de Téhéran.

J’ai commencé une deuxième licence. J’étais l’ingénieure ratée qui commençait la photographie en partant de zéro, c’était une grande affaire pour moi et ma famille. Je suis le premier enfant d’une famille du Moyen-Orient : Peux-tu imaginer ? J’ai ensuite travaillé dans des ateliers iraniens, j’ai exposé mon travail puis j’ai décidé de retourner en Afghanistan après l’obtention de mon diplôme.

Pearl In The Oyster #32 © Fatimah Hossaini

Après mon troisième séjour à Kaboul, j’ai décidé de m’y établir. J’ai commencé à enseigner à l’université de Kaboul dans le département de photographie. Après la guerre civile en Afghanistan, le niveau entre les universités de Kaboul et de Téhéran était très inégal. Parallèlement, j’ai créé mon organisation, Mastooraat Art Organization for Women and Art, pour l’autonomisation des femmes par le biais de l’art et de la photographie.

L’idée d’être une femme est tellement belle.

En parlant de ton association, on aimerait te demander quelle est l’importance des des femmes dans ta vie et ton travail. 

Pour moi, c’est très important en raison de mon histoire et d’où je viens. Lorsque l’on voit à Paris comment les femmes occupent les rôles décisionnels, je ne peux que rêver qu’il en soit de même un jour en Afghanistan, même si cela prend un siècle. Le concept de femme est tellement beau. Quand je pense à l’Afghanistan, c’est toujours à cause des hommes. Ils ont commencé les guerres, mais les victimes ont toujours été des femmes. Lorsqu’un pays ne connaît jamais la paix, c’est toujours à cause d’un comportement irrespectueux à l’égard des femmes.

Lorsqu’un pays ne connaît jamais la paix, c’est toujours à cause d’un comportement irrespectueux à l’égard des femmes.

Pearl In The Oyster #11 © Fatimah Hossaini

Lorsque j’étais à Téhéran, je n’avais pas d’image claire des femmes en Afghanistan et j’ai donc lancé “Beauty and War”, un projet photo que je voulais vraiment réaliser. Ma sœur et ma mère ont été les premières femme que j’ai photographiées. Lorsque j’y suis allée, j’ai réalisé à quel point ce pays était coloré et beau, mais que personne n’en parlait. Je pense que parfois les images, comme les photos, sont plus fortes que les mots ; en réalité,  c’était aussi une façon d’exprimer mes sentiments.

À Kaboul, j’ai créé de véritables amitiés qui m’ont permises de demander à ces femmes de les prendre en photo. Je pense qu’on a une perspective très claire et honnête lorsqu’une femme est en face de nous. En tant qu’Afghane, je suis passée par les mêmes luttes que ces femmes, ce qui me permet de mieux les comprendre. 

En tant qu’Afghane, je suis passée par les mêmes luttes que ces femmes, ce qui me permet de mieux les comprendre.

Pearl In The Oyster #8 © Fatimah Hossaini

Comment as-tu éviter de tomber dans la photographie documentaire ? 

Certaines de mes photos sont naturelles et spontanées, mais en réalité mon travail est un mélange de photographies mises en scène et naturelles.

Mon travail n’est pas réel, mais en même temps il l’est aussi. Ces femmes sont réelles, les étales, les textiles, tout est réel. Cependant quand je regardais ces boutiques des rues de Kaboul, c’était toujours l’histoire des femmes et les objets faits des mains des femmes que je pouvais voir, même si tous les acheteurs étaient des hommes. En Afghanistan, en tant que femme, mon frère ou mon mari aurait dû m’acheter les choses que je voulais, comme les tissus des ces étales. Les femmes fabriquent le textile, les hommes l’achètent pour les femmes. Prendre des photos de femmes devant ces magasins est une mise en scène. L’espace d’un instant, grâce à mon imagination, la scène prenait vie et devenait réelle.

Pearl In The Oyster #18 © Fatimah Hossaini

Est-il difficile de parler de la question des femmes en Afghanistan ? 

Après la guerre civile, beaucoup de choses nous ont été enlevées en Afghanistan, même des choses colorées et positives de notre héritage et notre histoire. Dans un autre projet, on peut y voir de magnifiques textiles et bijoux, il s’agit de pièces du patrimoine fabriquées par des femmes. Les femmes ont créé le patrimoine culturel, c’est aussi une histoire de femmes. Lorsqu’elles posaient devant mon appareil photo, il y avait de la honte, résultat d’un code de conduite particulier que j’ai pu trouver en Afghanistan. La société nous impose de nombreuses restrictions, même si j’en ai connu dans ma vie. Je viens d’un milieu très religieux et traditionnel ; il n’est donc toujours pas facile pour moi de me dévoiler face caméra. Je ne suis toujours pas à l’aise avec mon corps.

Les femmes ont créé le patrimoine culturel,
c’est aussi une histoire de femmes.

Fahima Mirzaee © Fatimah Hossaini

L’Afghanistan est un État d’hommes. Dans mes projets photographiques, j’ai eu beaucoup de problèmes avec la publication des photos de ces femmes, même avec le processus de discussion avec elles. Se tenir devant l’appareil photo est déjà très compliqué pour ces femmes.

En racontant l’histoire de ces femmes, en racontant ces histoires inédites, je peux leur donner une voix. En tant qu’artiste et activiste, je pense que j’ai la responsabilité de raconter les histoires capturées par ma photographie. La vie des femmes est passée sous silence avec les talibans, mais j’ai au moins capturé ces dernières années de liberté.

En racontant l’histoire de ces femmes, en racontant des histoires inédites, je peux leur donner une voix.

Pearl in the Oyster © Fatimah Hossaini

J’ai des regrets. Si j’avais eu plus de temps et de liberté, j’aurais pu faire plus.

Pourquoi tu as choisis de représenter ces femmes par le portrait?  

Les portraits sont plus intimes, je veux donner mon point de vue sur l’histoire des femmes. Le portrait me permet d’aller plus loin et d’interroger par exemple l’identité de mes modèles qui est  celle de femme. Ce que je veux montrer c’est que ces modèles ne sont pas Pachtounes, des Hazaras ou Tadjiks mais femme. Être une femme peut être mon identité, être afghane peut être mon identité, et être iranienne de cœur peut être aussi mon identité. Je mélange ces identités. Dans cette série sur les montagnes de Zahhâk à Bamyan, le modèle est tadjik de Badakhshan et porte des textiles hazaras dans une région hazara. Le rouge du textile est une réponse au génocide des Hazaras.

Être une femme peut être mon identité, être afghane peut être mon identité, et être iranienne de cœur peut être aussi mon identité.

Pearl In The Oyster #4 © Fatimah Hossaini

Dans mon travail, on peut voir de belles femmes dans les rues, mais il y a plus à raconter. Leurs histoires sont centrales en raison du contexte afghan. Je suis Hazara, mes yeux en amande font de moi une cible. Les ethnies ont des problèmes entre elles, en particulier les Pachtounes, qui pensent que l’Afghanistan est pour eux, que les Hazaras sont des Mongols et que les Tadjiks sont du Tadjikistan. Ce n’est pas un problème facile. Dans une de mes séries, j’ai mis une Hazara à côté d’une Pachtoune, et ces photos m’ont valu beaucoup de haine. Au premier coup d’œil, vous ne pouvez pas comprendre, la véritable narration est plus profonde.

Tu es en exil, déconnectée de tes racines et de tes identités, comment fais-tu ?

J’ai commencé mon projet photo en 2015 à Téhéran, malheureusement, il est resté inachevé après la chute de Kaboul et j’ai été forcée de partir d’Afghanistan dans un avion militaire américain. Je ne pouvais pas croire qu’un jour je serais forcée de quitter mon pays comme l’ont fait mes grands-parents. Cependant, je continue de travailler, j’ai une bourse du Ministère français de la culture. Dans un contexte de guerre, l’exil est un choix facile, mais c’est un fardeau très lourd à porter. 

Dans un contexte de guerre, l’exil est un choix facile mais c’est un fardeau très lourd à porter.

Pearl In The Oyster #28 © Fatimah Hossaini

J’ai pris cinq photos de femmes en exil pour finir mon projet de 2015. Les femmes en exil racontent la beauté, la résilience, l’espoir et la féminité. J’ai trouvé une nouvelle façon de raconter mon histoire et celle des autres. Vous pouvez même voir que la couleur de mes photos a changé, je ne pouvais pas trouver les couleurs de l’Afghanistan.

J’ai maintenant du mal à accepter ce nouveau mode de vie, même si j’ai eu beaucoup d’opportunités et rencontré des gens extraordinaires. L’exil est triste. Les premiers mois, je pleurais dans les rues. Aujourd’hui, je veux changer le cours des choses. En fin de compte, ce n’est toujours pas chez moi. 

En fin de compte, ce n’est toujours pas chez moi.

Tu es ton propre modèle maintenant ?

Oui, majoritairement des autoportraits. C’est un grand changement pour moi. Je n’ai pas fait beaucoup d’autoportraits publics.

Dans ma nouvelle série, je me représente avec des gants et un chapeau Hazara, le seul que j’ai pu emporter après la chute de Kaboul. Je suis maintenant mon modèle. Je trouve ici des choses qui me ramènent en Afghanistan, des petites choses. Je retrouve l’Afghanistan dans la musique de mon père, dans sa playlist. Mon dernier projet est lié à une musique Hazara jouée par mon père. Dans ma nouvelle série, je ne peux toujours pas regarder l’appareil photo.

Je trouve ici des choses qui me ramènent en Afghanistan, des petites choses. Je retrouve l’Afghanistan dans la musique de mon père, dans sa playlist.

Quels sont tes prochains projets ?

Aujourd’hui, je n’ai plus aucun lien physique avec mon projet principal, et c’est pourquoi je veux arrêter de travailler sur le concept de l’Afghanistan. J’ai commencé de nouveaux projets avec des femmes à la fois en Asie et de la région MENA. Il s’agit toujours de raconter des histoires d’héritage, de racines et de connexions. Ce sera un défi. En fin de compte, c’est la même chose que pour les femmes afghanes, dans un autre contexte : il s’agit toujours de femmes.

Fatimah Hossaini est lauréate du Prix Habib Sharifi x Société Nationale des Beaux-Arts en 2023.

Crédits:
Photo couverture (Home) : Fatimah Hossaini
Photos : Fatimah Hossaini
Texte: Raphaël Levy
Traduction : Raphaël Levy
Fatimah Hossaini’s website

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JEANNE VICERIAL, La Marge au Centre

JEANNE VICERIAL, La Marge au Centre

Artisane textile, sculptrice de silhouettes, créatrice hors-normes, Jeanne Vicerial outrepasse les codes et formes du monde de l’art en présentant des figures nouvelles, et sans crier garde : la marge au centre. 

Entre son soloshow chez Templon et sa présence à Lafayette Anticipations, ce mois de février s’est placé sous le signe de Jeanne Vicerial et de ses silhouettes de fils noirs. À la suite d’un moment partagé avec l’artiste début février, c’est toute une réflexion qui se présente à vous.

Crédits : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier - 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris. Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. Photo © Adrien Millot.

Comment caractériser ces mannequins de l’ombre tantôt debout tantôt gisants? La question est d’autant plus légitime que Jeanne Vicerial est avant tout créatrice de mode de formation. Sommes-nous face à des vêtements que porteraient des modèles ou face à des sculptures autonomes? La nuance est fine mais sans appel comme nous le confirme l’artiste pour qui la seule limite est la « possibilité pour les sculptures d’être investies par un corps. […] Il y a encore un an, poursuit-elle, je réalisais des sculptures vestimentaires qui étaient pour certaines portables : aujourd’hui chez Templon, j’ai réalisé des sculptures. ». Le corps se révèle à la fois déterminant et constitutif du travail de l’artiste.

Crédits : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier - 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris. Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. Photo © Adrien Millot.

« Ce mot de corps est fort équivoque. » nous dit Descartes pour qui le terme renvoie autant à la matière qu’à l’écrin de l’âme.
Si on poursuit ce raisonnement, le corps est un réceptacle vide qu’on viendrait/souhaiterait habiller de sens, il est autant symbole qu’outil.

Avec l’exposition Armors réalisée pour la galerie Templon, Jeanne Vicerial a « voulu équiper le corps des femmes d’une armure ». La volonté première, nous rapport-elle, était de « protéger ces antiques Vénus aux drapés mouillés », représentées vulnérables, qu’elle a pu observer lors de sa résidence à la Villa Médicis en 2019. Rome ne manque pas d’exemples de sculptures d’hommes héroïques aux muscles saillants, alors pourquoi ne pas redistribuer les cartes et armer tous les corps? « La question du rapport au corps de la femme, nous dit l’artiste, est une chose que j’ai vécu dans ma construction personnelle » nous rappelant ainsi la part d’universel qu’elle place dans ses créations. Le corps de ces Vénus mis à nu est à la fois celui de l’artiste mais plus largement celui de toutes les femmes.

Avec Armors, l’artiste insiste ainsi sur « la représentation du corps féminin mais surtout des états du corps féminin peu représentés dans l’Histoire de l’Art comme la grossesse, l’accouchement, l’avortement… ». Il s’agit autant de protéger que visibiliser ces corps. 

Crédits : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier - 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris. Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. Photo © Adrien Millot.

L’artiste nous rappelle également que « la présence humaine du corps est intrinsèque à la technique du tricot-tissage ». Le procédé technique de Jeanne Vicerial est assez unique, il fait suite à un partenariat avec les MINES ParisTech. Il s’agit d’un outil robotique qui place le travail de l’artiste au rang d’artisanat numérique.

Pour en revenir au corps, le processus artistique de Jeanne Vicerial s’est créé sur les bases du sur-mesure et prêt à porter impliquant évidemment un goût prononcé pour l’anthropomorphisme. Elle réalise ainsi des silhouettes comme négatif du corps humain qui seraient en quête de leur positif, leur âme sœur. Dans le travail de l’artiste, la place accordée à la recherche de l’autre ne peut que résulter par des œuvres qui ne se révèleraient qu’à moitié.

Pour Sartre, la présence de l’autre précipite une nouvelle dimension du soi. De la même manière, la présence du visiteur (l’autre) active pleinement le potentiel artistique et poétique de ces silhouettes-armures puisque pour l’artiste « les véritables corps sont ceux des visiteurs ». L’autre est aussi le danseur, le performeur qui active les pièces. Jeanne Vicerial rappelle que ses créations ne sont que des « traces de corps » qui se font l’écho du visiteur ou du porteur. Par cette résonance, l’artiste a créé des corps universels outrepassant le genre, associant à la fois masculin et féminin dans une perpétuelle « mutation ». Il est donc question de silhouettes qui se refusent à la classification de genre au profit de la visibilisation d’images universelles.

Crédits : Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial : «ARMORS», 7 janvier - 11 mars 2023, Galerie Templon, Paris. Courtesy de l’artiste et TEMPLON, Paris – Bruxelles – New York. Photo © Adrien Millot.

Il ne parait pas trop ambitieux de dire que nous avons tous un corps à qui ces armures susurrent des mots hypnotiques, cherchant le corps-hôte idéal à endosser, comme on enfile un gant sur une main. Ces armures sont destinées à l’autre mais surtout à l’Autre, le deuxième sexe. 

Crédits:
Photo couverture (Home) : Joseph Schiano di Lombo
Photos : Adrien Millot
Texte: Raphaël Levy

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Galerie Bavan, CONNECTIVE STRINGS OF RESILIENCE

Galerie Bavan, CONNECTIVE STRINGS OF RESILIENCE

La galerie Bavan, basée à Téhéran, présente sa première édition d’une série de projets intitulée “The Land Of The Cypress Tree”, ouvrant pendant Art Dubai et ouverte au public jusqu’en mai.

Ce programme d’exposition s’inspire du cyprès d’Abarkuh situé dans la province iranienne de Yazd, considéré comme le plus ancien cyprès du monde. De nombreuses légendes attribuent à cet arbre, sa plantation d’origine et les voyageurs venus le contempler, c’est avant tout un symbole de résistance et de résilience, de survie dans les conditions les plus extrêmes, l’expression idéale de la persévérance.

L’histoire contemporaine mouvementée de l’Iran a rarement été absente de l’exposition médiatique et des discours des politiciens et des militants. Comment essaierait-on de se définir tout en restant à l’écart des idéaux imposés par les médias, les politiciens, les intellectuels et le grand public ? Pour de nombreux artistes iraniens, la réponse a été une exploration introspective et une insistance sur l’individualité et l’expérience individuelle. Comme la réalité socio-politique reste assez unique à l’Iran, la qualité de l’expérience individuelle dans ce pays aussi, et de nombreux artistes proposent des voyages intérieurs dans leur travail qui se connectent finalement au large spectre de la vie en Iran.

“The Land Of The Cypress Tree” est une exposition collective transgénérationnelle. Galerie Bavan présente le travail de plusieurs générations d’artistes iraniens, un collage d’idées et d’idéaux. Pour ces artistes, la question de la survie passe souvent par la question « jusqu’où peut-on pousser sa pensée et son imagination » ?

“Aujourd’hui, il y a tellement de jeunes artistes talentueux qui travaillent en Iran, en particulier des femmes artistes malgré tous leurs obstacles. Je vois leur avenir si brillant et Bavan essaie de les maintenir présentés à l’international. Je crois que nous entendrons plus d’artistes iraniens qu’auparavant dans les années à venir. »

Ava Ayoubi, fondatrice de Galerie Bavan

Credits :
Coverphoto (Home) : oeuvre par Samira Alikhanzadeh
Photos (de haut en bas) : oeuvres par Samira Alikhanzadeh, Mimi Amini, Elham Pourkhani, Zarbaf
Text : Anahita Vessier
Traduction : Anahita Vessier

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ALICE GRENIER NEBOUT, Nostalgie d’un Paradis Perdu

ALICE GRENIER NEBOUT, Nostalgie d’un Paradis Perdu

Alice Grenier Nebout est une artiste Franco-Canadienne qui vit et travaille à Paris, et nous a donné rendez-vous dans son charmant studio parisien où elle nous présente ses fantasmes sur toiles. 

Tu me disais que tout a commencé avec une barque un été, raconte nous cette histoire.  

Cette histoire c’est celle d’une petite fille partie en vacances avec son papa mais qui s’ennuyait terriblement. Ce père, qui n’est autre que le mien, lui confia pinceaux et peinture pour l’occuper. La jeune fille jeta son dévolu pictural sur une vielle barque au bord du lac à coté duquel ils résidaient. 

Cette embarcation devint ma bouée de sauvetage, à la fois support artistique et clef vers un autre monde. Je passais mes journées sur ce lac à observer les poissons, les grenouilles et les oiseaux. Quelque part, je suis toujours cette même enfant qui découvre le monde. Au fond, cette barque symbolise ma rencontre à la peinture et à la nature, deux éléments essentiels dans ma pratique artistique. 

« Je cherche à réunir l’humain à son environnement naturel »

L’homme, la nature et l’animal, trois motifs qui reviennent dans tes peintures.

Ce trio presque sacré chez moi compose mes toiles à la fois dans la forme et le fond. Je cherche à réunir l’humain à son environnement naturel ce qui nécessite des couleurs capables d’unir nature, animal et homme comme le bleu qui rappelle la mer et sa profondeur, le mystère ou le  troisième oeil qui nous ouvre au monde et à ses connaissances. De plus, il est important qu’il y ait cette unité où ces éléments deviennent universalité du monde. 

« Ces peintures sont ma seule manière de contribuer au sauvetage de la nature. »

Représenter la nature aujourd’hui n’est pas innocent. 

Il n’y a rien d’innocent de ma part à représenter la nature et de l’assembler à l’homme car je suis dévastée par les récents événements climatiques. Utiliser cette nature dans mes toiles c’est le seul moyen de faire comprendre aux gens la situation écologique dans laquelle nous nous trouvons. Lier animal, homme et nature permet de faire prendre conscience aux regardeurs que nous devons respecter notre monde. Ces peintures sont ma seule manière de contribuer au sauvetage de la nature.

Il y a finalement quelque chose de très utopique au fond dans ton travail, l’unité rêvée de toute chose entre elles. 

Absolument, je m’éloigne de la réalité pour créer ce monde à moi dans lequel je me sens bien où la nature est protégée, un monde où l’harmonie est le maître-mot. Je préfère inventer ma propre réalité que de représenter une réalité déjà présente. Ces tableaux sont comme des boucliers, ils me protègent contre le monde extérieur, contre la réalité.  

La rencontre de ta vision avec la nature nous donne l’impression d’observer des jardins édéniques!

Je n’arrête pas de représenter des jardins d’Eden. C’est un sujet qui sera toujours récurent, un motif que je vais répéter toute ma vie. Pour moi, on vient tous de là, on est tous des cousins. Bien sûr, je me détache de la dimension religieuse et je n’en garde que cette idée d’unité et d’harmonie. Tout est question d’habitude mentale, le regardeur occidental est habitué aux codes visuels bibliques ce qui lui permet de pénétrer dans ces univers que je crée. 

Le jardin d’Eden c’est aussi un homme et une femme, l’égalité dans la dualité des sexes. 

Tout à fait, mes tableaux se construisent aussi par la dualité entre masculin et féminin. Il y a quelque chose d’intéressant dans la verticalité des troncs qui scandent mes tableaux ; des symboliques qui reviennent à la sexualité et la masculinité. Ces troncs sont la structure même de mes tableaux. Quand les arbres sont peints, j’ai mon équilibre. Sans cette verticalité masculine je suis perdue dans ces montagnes très féminines et onduleuses où tout est plus souple. L’équilibre ne peut exister que lorsque celui des sexes est respecté. 

« C’est comme si je pansais mes blessures et que je massais les maux du monde sur la surface de la toile. »

Ces hommes et ces femmes dégagent plus qu’un sentiment d’universalité. 

Les sexes c’est aussi le sexe. La sensualité et l’amour sont aussi chez moi des composantes essentielles, qui passent par le geste puisque le travail des fonds se fait avec mes mains. En devient un travail très tactile voire intime où je mélange les couleurs en les caressant, en étant toujours plus directe et proche de la toile. Sans ça, il m’est impossible d’instinctivement poser une couleur sur une émotion. C’est comme si je pansais mes blessures et que je massais les maux du monde sur la surface de la toile. Il y a ce besoin de sentir glisser la matière sous la paume de ma main. 

Cette sensualité est-elle au service du féminin et/ou de ta féminité ?

Ce qui est aussi important pour moi c’est la libération du corps de la femme du male gaze. Je représente des femmes très femmes, bien dans leur corps qui rappellent les divinités antiques. En effet, le rapport à Vénus n’est pas très loin, c’est la femme universelle qui représente amour et beauté. C’est en déguisant ces divinités par ces personnages et cette nature que j’exprime ma féminité. 

Mes tableaux sont donc presque une expression de la féminité tout court. La nature est femme.

Credits:
Photo couverture (Home) : Anahita Vessier
Photos : Anahita Vessier
Text: Raphaël Levy
Alice Grenier Nebout’s website

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Merging Horizons

MERGING HORIZONS

« Merging Horizons » est une exposition avec la curation de Tatiana Gecmen-Waldek et Anahita Vessier en collaboration avec Ab Anbar Gallery présentée au Cromwell Place à Londres.

« Merging Horizons » fait référence au concept de « fusion des horizons » du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002) et crée un dialogue entre deux artistes iraniens, Sonia Balassanian et Hessam Samavatian.

Un concept dialectique qui résulte du rejet de deux alternatives : l’objectivisme, où l’objectivation de l’autre passe par l’oubli de soi; et le savoir absolu, selon lequel cette histoire universelle peut s’articuler en un seul horizon. Par conséquent, il soutient que nous n’existons ni dans des horizons fermés, ni dans un horizon unique.

Cette notion d’« horizons » renvoie dans notre spectacle à la perception visuelle des horizons que l’on retrouve dans les œuvres de Sonia Balassanian et Hessam Samavatian ainsi qu’à « l’horizon » comme façon de conceptualiser notre discernement. L’horizon est aussi loin que nous pouvons le percevoir ou le comprendre. La compréhension se produit lorsque nos connaissances actuelles sont déplacées vers un nouvel horizon plus large suggéré par une rencontre, une expérience ou même une surprise.

Notre exposition « Merging Horizons » interprète cette fusion en reliant la connaissance des spectateurs à l’expression des horizons des artistes élargissant sa perception au-delà de l’imagination.

 Tatiana Gecmen-Waldek and Anahita Vessier

 

 Vernissage de “Merging Horizons” au Cromwell Place, Londres, 24 mai 2022 :

Credits:
Photo de couverture : flyer avec l’oeuvre de Sonia Balassanian “Untitled, 2018”
Photos : Michal Rubin
Texte: Tatiana Gecmen-Waldek & Anahita Vessier
Traduction : Anahita Vessier

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DANIELA BUSARELLO, L’expressionniste du vivant

DANIELA BUSARELLO, L’expressionniste du vivant

Daniela Busarello se décrit comme plasticienne et expressionniste du vivant. En effet, la place des entités biologiques qu’elles soient plantes ou humaines est centrale dans le travail de cette artiste qui cherche à introspecter le monde qui l’entoure. C’est dans cette mesure qu’elle s’intéresse aux rapports de l’Homme à la nature mais aussi aux rapports inter-humains qui s’illustrent par un questionnement sur la cause féministe entre autres.  

Foto: Piotr Rosinski

La peinture occupe le clair de ton activité actuelle. Dis-nous comment tu es passée d’architecte au Brésil à peintre en France. 

Ça a été un voyage passionnant et riche en expériences qui m’a permis de trouver véritablement ma voix. Sans vraiment savoir pourquoi, je me suis retrouvée un jour dans un avion pour Paris pour y passer une année sabbatique loin de mon travail d’architecte au Brésil. Peut-être était-ce le sentiment que si je ne quittais pas le Brésil à ce moment là, jamais plus je n’en serais capable. Ceci étant, je me suis réveillée le jour de mes quarante ans dans mon appartement parisien avec la sensation que mes angoisses n’étaient plus. J’ai ainsi décidé de m’inscrire aux Beaux-Arts.

C’était des cours pour adultes de dessins de modèles humains. J’ai eu la chance d’avoir un professeur génial qui a compris que cela m’ennuyait de recopier les choses telles qu’elles sont, je voulais entrer en elles, voir plus loin, plus profondément que mes yeux ne le pouvaient. C’est par le dessin que j’ai découvert l’intériorité du monde et des corps. Ce que j’ai découvert surtout c’est mon intériorité.

« Je suis peintre, je suis femme. »

Tu te dis femme et pas féministe ?

Tu sais, je trouve qu’il y a quelque chose de plus fort à se dire femme, c’est se mettre en opposition à l’autre sexe : je suis femme. Il y a une bienveillance, un regard, une délicatesse. Cela amène aussi tout un coté maternel.

Nous adorons être femmes avec toutes nos forces et nos faiblesses aussi.

Absolument, je n’ai pas envie de faire la concurrence aux hommes. Je ne veux pas être homme. Cependant, je vis cette puissance féminine avec toutes ses forces et toutes ses faiblesses, c’est ça qui conduit ma création. Ça me vient vraiment de mes viscères, je ne pourrais pas faire différemment. La douceur par exemple, c’est aussi un trait de l’humain, car c’est bien l’Homme avec un grand H qui m’intéresse. 

Et d’où te vient cet intérêt pour l’humain dans ton travail ?  

En vérité, cela me vient de ma vie d’avant lorsque j’étais architecte urbaniste. Avant de concevoir un projet, il faut étudier le terrain, l’humain y est central. Je pense que je n’ai jamais arrêté d’y être sensible. Tout comme à la question des relations qu’on a avec l’Autre, l’Autre étant un être humain, une plante, un animal, la ville. Donc ce sont de véritables corps-paysages qui se font au travers de mon geste, dans la continuité de mon corps. 

Tu parles d’environnement, de paysage, de plantes, on pourrait croire que l’humain n’est pas ta seule muse. 

Il a un concept dans l’architecture et la philosophie du genius loci, l’esprit du lieu. C’est une idée qui inspire ma pratique et pour laquelle je me plonge vraiment dans la nature avec un protocole que j’ai établi. Je commence par prendre des photos des plantes, fleurs, pierres ou arbres que je vais collecter durant l’un de mes voyages. Je fais de ce matériel de la poudre que je vais pouvoir utiliser en peinture. C’est ainsi que je conserve l’esprit et l’énergie d’un lieu. C’est une quête de l’intériorité mais aussi un questionnement sur ce qui nous unit à toutes choses, c’est-à-dire au cosmos.

Et quel est le lieu qui te préoccupe le plus aujourd’hui?

Forcément le Brésil et en particulier la forêt atlantique, à la veille de sa disparition. Cueillir une fleur sur le trottoir comme j’ai pu le faire c’est aussi un morceau de ce grand écosystème mis en danger par l’activité humaine.

« Peindre est devenu ma nouvelle respiration, je ne peux pas ne pas peindre. »

Quelque part tu sauves à ta manière les forêts du Brésil en les pérennisant dans ta peinture. L’art a pour aspiration d’exister pour toujours, peut-être pas comme la forêt atlantique.

Je ne l’avais pas pensé comme ça, mais tu as surement raison, c’est comme une sorte de protection inconsciente de mon pays. Tous ces procédés, c’est aussi pour parler des problèmes socio-culturels brésiliens qui ne cessent de s’aggraver actuellement avec une véritable course à la destruction. De fait, peindre est devenu ma nouvelle respiration, je ne peux pas ne pas peindre. C’est toutes ces inquiétudes et angoisses conscientes et inconscientes que j’insuffle à mon geste lorsque je peins. D’ailleurs, bien que je prépare certaines peintures au préalable, ça ne finit pas souvent comme je l’avais imaginé. L’inconscient me guide et me permet de m’exprimer librement sur la toile. C’est presque thérapeutique. 

Ton geste apporte une profondeur qui transcende la simple description du monde

Pourtant, ça n’a pas toujours été comme ça, mes premières peintures étaient rapidement achevées. C’était l’instantanéité des sentiments et des rapports humains que je dépeignais. Aujourd’hui, le geste de peindre y est plus important et cela me prend un mois contre une semaine auparavant. Le temps passé à ne pas peindre est important, il me permet de réfléchir. C’est grâce à ces grandes toiles que j’ai compris que prendre le temps apporte un autre souffle à mon geste, quelque chose de très méditatif.

« Prendre le temps apporte un autre souffle à mon geste. »

Et tous ces voyages, ces idées, ça te mène où? 

Je conçois mon travail actuel comme un voyage imaginaire, une sorte d’exposition mentale si tu veux. Cela me permet de travailler comme je l’entends, sans pression réelle. Je commence à réaliser les peintures à base des plantes que j’ai ramené du Brésil, il en résulte un camaïeu de marrons très vivants dont je suis ravie et qui m’encourage à continuer mes expéditions. Je pars d’ailleurs en résidence à Bahia prochainement. 

Credits:
Photo couverture (Home) : Piotr Rosinski
Photos : Piotr Rosinski; Franck Jouery ; Luis Alvarez ; Gilad Sasporta
Text: Raphaël Levy
Daniela Busarello’s website

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MARYAM “MIMI” AMINI, L’autoportrait

MARYAM “MIMI” AMINI, L’autoportrait

Depuis son enfance, Mimi Amini aimait peindre les objets qui l’entouraient et en découper la forme dans le papier, puis créer des modèles architecturaux à petite échelle presque en trois dimensions.
Adolescente, elle préférait sécher l’école et passer sa journée dans le jardin à côté du lycée d’art d’Ispahan, situé dans un quartier fascinant, près de la rivière Zayandeh-Rood et du musée archéologique, en regardant les étudiants en art assis avec leurs planches à dessin , travaillant, dessinant et peignant.

“La passion de trouver une représentation correcte de moi-même et de trouver un endroit auquel j’appartenais a captivé mon imagination tout au long de ces années, et je pense que mon choix de géographie et de lieu suit la même passion.” elle dit.

Mimi, dans cette belle maison ancienne où tu vis et travailles au nord de Téhéran chaque petit recoin respire ton énergie créatrice, partout et tout est art.

En repensant à mon enfance, je me rends compte que nos parents nous ont entraînés à être «les meilleurs» et à «réussir» qui «acquièrent» des choses, et c’était peut-être les premières étapes de notre chute. Pourtant, ces périodes de ma vie ont toujours été définies par le poids de « perdre » des choses et d’apprendre à se soulever et à voler.

La passion de trouver une représentation appropriée de moi-même et de trouver un endroit auquel j’appartenais a captivé mon imagination tout au long de ces années.

La raison pour laquelle je suis restée dans mon studio actuel dans le nord de Téhéran, dans distance de marche des pentes de la montagne, est étroitement liée au même sens.

Le sens de l’équilibre entre la nature, l’espace, le corps et l’esprit… Dans quelle mesure ta pratique artistique nourrit-elle ce processus spirituel constant vers l’harmonie ?

Mon attitude et mon approche de la matérialité dans mes pièces ont été dérivées de la façon dont je regardais le monde. J’ai été à la recherche d’un style de vie « conçu », qui émerge progressivement en bougeant de manière cohérente, pour générer des améliorations significatives dans ma vie et pour atteindre des résultats qui seraient en harmonie avec ma vie.

Toujours solitaire dans cette quête d’harmonie ?

Je suis une peintre. Dans ma pratique picturale, depuis le tout début, je me suis concentrée sur la compréhension de moi-même et l’autoportrait, et bien sûr, l’auto-analyse.

Couche par couche, et maintes et maintes fois, me “recréer” est devenu le sujet de mon travail.

Mes peintures ont avancé sans brouillons ni esquisses préalables, chacune créant son propre monde indépendant et menant à une chaîne évolutive.

Dans cette chaîne évolutive, quelle sera ta prochaine exploration créative ?

Ces dernières années, mon esprit et ma vie ont subi plusieurs changements et j’avais donc besoin d’une nouvelle structure, conduisant souvent à des approches plus fraîches pour le développement de l’apparence et du sens dans mes peintures. C’est ainsi que je me suis davantage intéressée à les rendre tridimensionnels et plus dépendants de l’espace – avec l’espace fonctionnant comme une sorte de moyen de livraison.
Alors, oui, j’aimerais m’entraîner à voir à 360 degrés et à transformer deux dimensions en trois et vice versa.

Mon rêve est de travailler sur un projet de film, comme une expérience cinématographique jouant dans une dimension atmosphérique,  non-liée au temps.

À quoi ressemblerait cette dimension ?

Pause, et… (un sourire), quand elle atteignit l’abri qu’elle avait choisi, elle fut soulagée, cacha son nouveau bec dans ses ailes… bougea ses plumes… se retourna… se débarrassa de ses vieilles plumes… aligna ses pieds, regarda autour et s’assit… ses yeux se fixèrent sur un point et se transformèrent en regard. Elle regarde.

Cette interview a été enregistrée pendant le confinement en Iran en février 2021
Credits:
Photos : Autoportraits par Mimi Amini à son atelier à Téhéran
Texte: Ashkan Zahraei / Anahita Vessier
Traduction : Anahita Vessier
Maryam “Mimi” Amini’s website

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L’art contemporain en Iran

L’art contemporain en Iran

Nous sommes dans le nord de Téhéran, à Tadjrish, un quartier hype de la capitale iranienne. En sortant de la voiture, je m’arrête devant la vue que j’aime le plus à Téhéran, sur les monts enneigés d’Elbourz. Imperturbables, les montagnes veillent sur la ville.
J’entre dans ce vieil immeuble des années 30 qui laisse apparaître, à certains endroits, malgré sa patine et sa négligence, sa beauté de l’époque. Un léger vent de nostalgie souffle. En montant les escaliers, je reviens peu à peu à notre époque, guidée par une musique électro jusqu’à l’atelier de l’artiste Maryam “Mimi” Amini.

Tout est art ici, Ready Made ou production de l’artiste, du frigo peint au fauteuil du salon, sans oublier ces grands panneaux de cuir découpé, peint et recouvert de graffitis fluorescents. Je suis frappée par cette créativité fraîche, innovante et spontanée, à moitié punk. J’observe de jeunes gens au look hipster éparpillés dans l’atelier, art lovers, designers, curateurs, qui discutent intensément autour de Mimi. Je regarde le sourire de cette femme blonde, au regard pétillant, qui se balance devant son œuvre en rythme sur le beat, et j’oublie pour un moment que je suis à Téhéran. C’est seulement en jetant un œil par la fenêtre que je tombe sur le portrait de Khomeini peint sur un mur entier de l’immeuble d’en face. Je me pince. Je suis bien dans la capitale de la République Islamique d’Iran…

 

En ce mois de janvier, je suis à Téhéran pour participer à Teer Art Week, une foire d’art organisée par Hormoz Hematian, fondateur de l’influente galerie Dastan, et Maryam Majd, d’Assar Art Gallery. L’événement se déroule pendant une semaine, en même temps que les ventes aux enchères qui battent des records dans un Iran sous sanction, où l’art devient une valeur refuge.

Teer art Week est une expérience originale et unique parmi les foires internationales : à la fois un parcours de galeries à Téhéran et une invitation à rencontrer des artistes iraniens chez eux, dans leur intimité.
La Teer Art Week réunit au même moment, dans un même lieu, cette scène méconnue que je souhaite faire découvrir.

Il fait savoir que depuis l’annonce, en mai 2018 par Donald Trump, de l’embargo sur l’Iran, la monnaie iranienne a perdu 60% de sa valeur, alors que inflation frôle les 35 %. L’Iran vit depuis dans l’isolement économique et politique. Les bureaux de change ont été fermés, les cartes de crédit ne fonctionnent nulle part. Cependant, depuis le printemps 2018, les marchands d’art enregistrent une augmentation de 30% de leur chiffre d’affaires.
Dans ce type de contexte, l’art devient un investissement pour les gens fortunés. Mais cette évolution profite surtout aux artistes établis, souvent morts.

Les jeunes créateurs, quant à eux, sont plutôt les victimes de cette situation politico-économique : la hausse des prix touche leurs outils de travail (peinture, toiles, pinceaux, papiers, pellicules, frais de développement  pour les photos), généralement importés de l’étranger. Et la hausse des prix du logement les contraint à emménager chez leurs parents ou à quitter la capitale.

“Les artistes iraniens, des plus confidentiels aux plus mainstream, forment une scène bouillonnante qui franchit les frontières.”

Jean Marc Decrop
Spécialiste d’art contemporain chinois et collectionneur d’art contemporain iranien

“La scène de l’art contemporain en Iran a beaucoup évolué les dernières années. Elle est très créative et d’un niveau international. Cependant, les artistes sont confrontés à des limites qu’ils doivent contourner chaque jour. La jeune génération et les galeristes engagés essaient de pousser cette scène.
Il sera important de renforcer la mise ne réseau avec l’étranger, afin d’y trouver aussi une reconnaissance en dehors des frontières, de créer des nouveaux marchés.
C’est un des buts de la Teer Art Week et l’Ambassade d’Allemagne aime soutenir ce projet.”

Justus M. Kemper
Attaché culturel de l’Ambassade d’Allemagne à Téhéran

“Je suis certaine qu’un jour Téhéran sera le centre de l’art contemporain au Moyen-Orient. Même si quelques galeries essaient d’attirer l’attention sur l’art contemporain, c’est toujours l’art moderne qui est au centre des débats.
Heureusement, il y a beaucoup d’artistes contemporains, et il y a un grand potentiel dans ce domaine.
Teer Art Week peut être une grande opportunité. Il s’agit d’éduquer les patrons de l’art pour pousser les collectionneurs vers l’art contemporain.”

Maryam “Mimi” Amini
Artiste contemporaine qui vit et travaille à Téhéran

“Avec la multiplication des galeries en Iran ces dernières années, la scène artistique ose, mûrit, se diversifie, et attire de plus en plus de collectionneurs et institutions etrangères. L’Iran sera la prochaine scène émergente de l’art contemporain.”

Arian Etebarian
Fondateur du platform d’art iranien www.darz.ir

Credits:
Photos: Anahita Vessier et Roxana Fazeli
Texte: Anahita Vessier et Nada Rihani Teissier du Cros
https://teerart.com

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SÉPÀND DANESH, L’art est un coin de la création

SÉPÀND DANESH, L’art est un coin de la création

Obstiné, obsessionnel même, avide de connaissances, l’artiste franco-iranien Sépànd Danesh est attaché au métier de peintre et nourrit son monde imaginaire de littérature et d’histoire. Fasciné par le coin, cet espace creux souvent rempli de mélancolie et de nostalgie, il en fait dans ses tableaux son sujet principal.

Soif de comprendre, de découvrir et inspiré par le coin ultraconnecté du hub, il appelle son nouveau projet Hubtopia, un programme de recherche qui a comme but de créer des ponts entre l’art et la science.

L’univers créatif de Sépànd Danesh est riche et vif ou l’imagination et la mémoire s’unissent parfaitement.

Tu as une vie mouvementée, avoir vécu en Iran, aux Etats Unis et en France. Quelle est la raison pour laquelle tu as commencé à dessiner?

J’ai commencé à dessiner parce que très jeune, à peine arrivé en France, vers l’âge de 13 ans, c’est la seule chose que j’avais à faire puisque je ne parlais pas la langue française. Très vite, ce passe-temps est devenu un moyen d’ascension sociale, parce que soutenu par ma prof de dessin du collège, j’ai décidé de poursuivre mes études en art.

Et tu as réussi à faire tes études aux Beaux Art de Paris, une des écoles d’art les plus réputées du monde. Comment étaient ces années d’études dans ce lieu prestigieux?

Après un lycée d’art puis des études en design produit à l’ENSAAMA Olivier de Serres à Paris, j’ai tenté l’École des Beaux-Arts de Paris où j’ai pu travailler dans les ateliers de Giuseppe Penone et de Philippe Cognée. Le cadre, la bourse d’études, la tranquillité du microcosme parisien isolé du reste du monde, une médiathèque extrêmement riche, à proximité du Louvre, du musée d’Orsay et du centre Pompidou, tout ça a fait que pendant cinq ans, j’ai pu prendre le temps d’étudier et de découvrir mes obsessions.

Ton oeuvre me fait penser à Emile Zola qui disait « Ma définition d’une oeuvre d’art serait, si je la formulais: Une oeuvre d’art est un coin de la création vue à travers un tempérament ».
Est-ce que cette citation correspond à ton travail sur le coin ?

Marcel Proust écrivait,

“Un tableau est une sorte d’apparition d’un coin d’un monde mystérieux dont nous connaissons quelques autres fragments, qui sont les toiles du même artiste. Nous sommes dans un salon, nous causons, tout d’un coup nous levons les yeux et nous apercevons une toile que nous ne connaissons pas et que nous avons pourtant déjà reconnue, comme le souvenir d’une vie antérieure.”

Mentionnant Marcel Proust dont tu es un grand admirateur de son oeuvre, passionné de l’idée de comment exprimer des pensées, tu as mis en place une encyclopédie de l’imagination, une suite de petites grilles carrées que tu remplis avec des dessins pour contourner les barrières de la langues et d’appréhender le monde sans dire un mot.

Je me suis souvent senti coincé. Dans une culture, dans une langue, dans un pays, dans une relation, dans une pensée, dans un corps, sur une planète.

La seule solution que j’ai trouvée pour m’échapper, c’est de changer d’avis instantanément, de passer d’une pensée à une autre, de renouveler, de mettre à jour le flux continue des idées qui me traversent.

Lorsque j’étais plus jeune, ce désir d’évasion qui m’a conduit à mettre en place une grille infinie dans laquelle je pouvais disperser ma pensée de façon continue. Mais je voulais trouver la grille qui englobe toutes les grilles, et ma recherche m’a mené à trois concepts dont la domestication, la connexion et la dispersion.

Et c’est pour ouvrir une première brèche que j’ai commencé à peindre des toiles représentant des coins. Je voulais attirer l’attention sur cet espace vertical, creux, sans sol ni plafond qui à la fois bloque et oblige à l’évasion.

Mais la question de comment s’échapper de la condition humaine continue d’être au centre de mes obsessions.

Tu as poussé l’observation obsessive du coin, ou comme on l’appelle aujourd’hui du « hub »,  tellement loin que tu as crée « Hubtopia », une plateforme pluridisciplinaire dans laquelle tu organises des rencontres avec des personnes de différents milieux professionnels pour montrer d’une manière plus scientifique les perspectives variées du hub.
Peux tu définir un peu plus ton concept de Hubtopia ?

Hubtopia est un néologisme que j’ai créé à partir de hub (dispersion d’information à travers une grille infinie) et topos du grec ancien lieu ou argument.

Ce néologisme désigne un programme de recherche à trois plateformes, web ( www.hubtopia.org ), événements et éditions dont la recherche se concentre sur l’étude des hubs.

Autour de Hubtopia tu organises des conférences, ainsi que des ateliers pédagogiques autour de l’encyclopédie de l’imagination ce qui crée un accès intéressant à ton univers artistique.
Est-il important pour toi que ton art soit facilement accessible ?

Les écoles, les hôpitaux, les prisons, sont des lieux ou les gens se trouve plus que jamais coincé dans les mailles de la domestication. Il fallait que j’y mette un pied et que je partage mon expérience de l’empêchement avec d’autres personnes.
J’ai organisé des workshops en proposants à toutes personnes (environ 900 personnes à ce jours) de dessiner dans ma grille.

L’art a été jusqu’à présent un moyen pour m’évader de ma condition humaine. Si cela peut aider d’autres personnes à faire de même, je ne veux pas rater l’occasion de le leur faire savoir.

Parallèlement et à la suite des workshops, j’ai été approché par un metteur en scène qui m’a proposé de transformer mon workshop en spectacle. À suivre…

Tu joues le oud, le luth arabe. Toujours à la recherche de sortir de la condition humaine, est-ce que la musique fait aussi partie de tes échappatoires? 

Si j’étais une île isolée au milieu de l’océan, la musique serait pour moi comme les perroquets de Chateaubriand dans “Mémoires d’outre-tombe” qui  continuent de débiter la langue des aborigènes disparu, tué par les envahisseurs.

Le prochain événement autour de ton travail sera l’exposition à la Galerie Dastan à Téhéran fin juin. Que penses tu de la scène de l’art contemporain et des jeunes artistes en Iran aujourd’hui?

Virginia Woolf écrivait :
“Le grand changement qui s’est fait jour dans l’écriture des femmes est un changement d’attitude. Les femmes écrivains ne sont plus en colère. Leur écrit en revendiquent ni ne récriminent plus. Nous approchons, à moins que ne l’ayons déjà atteint, ce moment ou leur écriture ne sera qu’à peine affectée par des influences extérieures, voire en sera exempte. Elles pourront s’absorber dans leur vision sans être détournée de leur but. Le détachement atteint par les véritables génies est presque à la portée des femmes ordinaires. C’est pourquoi les romans publiés tous les jours par les femmes sont bien plus authentiques et bien plus intéressant qu’ils ne l’étaient voilà cent ou même cinquante ans.”

Je pense que la scène iranienne, qu’elle soit en Iran ou ailleurs, attend un grand changement. Mais le changement ne viendra pas si nous n’allons pas le chercher. Il faudra apprendre à rompre avec le traditionalisme et déjouer les pièges du fantasme occidental.

Y-a-t-il un proverbe qui te sert comme guide dans la vie?

Mon père me répétait souvent cette citation de Bertolt Brecht :

“On parle souvent de la violence des fleuves qui emportent tout, mais jamais de la violence des rives.”

Credits:
Portrait par Anahita Vessier
Toutes les autres images par Sépànd Danesh
Texte: Anahita Vessier
http://sepanddanesh.com
http://hubtopia.org

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